Grensgeval (Borderline)…

Grensgeval; Guy Cassiers

Cet été, au Festival d’Avignon, Guy Cassiers s’interroge (nous interroge ! ?) sur la crise des réfugiés, dans “Grensgeval (Borderline)”, inspiré des Suppliants d’Elfriede Jelinek.

Le texte de Jelinek fait référence aux Suppliantes d’Eschyle. Cinq siècles avant Jésus-Christ, le dramaturge grec évoquait le droit d’asile avec les premiers étrangers qui sont des étrangères, les Danaïdes, ces cinquante jeunes filles venues d’Egypte, fuyant le mariage forcé avec leurs cinquante cousins. Et le roi d’Argos, après avoir consulté son peuple, consent à leur offrir sa protection en les instruisant auparavant de la manière de procéder avec son peuple :

« Sachez céder, les gens ici sont irritables…un langage trop assuré ne convient pas aux faibles »

Dans Les suppliants il y a, comme dans Les suppliantes, un chœur, celui des réfugiés, un chœur lucide, implacable comme la mort, sans concession comme peut l’être l’écriture acérée de son auteure. A tel point qu’on ne sait plus qui est qui, qui dit quoi, qui des réfugiés, qui des européens balance des vérités tranchantes, des vérités premières oubliées, des mesures administrativo-juridiques, la responsabilité de politiques frileuses, des murs de plus en plus nombreux pour empêcher d’être assailli par l’Etranger qui ne parle pas la même langue que nous, ne croit pas au même Dieu que nous.

Le texte de Jelinek traduit l’ambiguïté avec laquelle nous, les Européens, voyons les réfugiés, il dessine nos propres limites : nous sommes incapables de faire face et, de fait, nous renonçons à notre système de valeurs. Il nous dérange, parce qu’il nous pique en profondeur et nous provoque, nous met face à nous-mêmes, face au cynisme de l’Autriche, l’hypocrisie de la France, l’épuisement de Lampedusa et de la « jungle » de Calais réduite en cendres… Et la mer est désormais habitée par tous ces corps, tous ces êtres trahis.

Elfriede Jelinek, Les Suppliants, traduit de l’allemand par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, L’Arche, Collection Scène ouverte, 2016

Michèle Jung, Avignon, janvier 2018

3 réflexions sur « Grensgeval (Borderline)… »

  1. René CHAR disait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ».
    C’est cette lucidité que nos puissants ont perdue, au risque de la faire s’éteindre à leurs peuples. Nous avons oublié que toute l’histoire du monde est faite de migrations, et que l’autre c’est nous-même, au-delà même de toute tradition – ou non – d’accueil et de partage.
    Ce monde dit global est en fait, au contraire, divisé en de multiples fractures, refuges à tous les replis, toutes les exclusions. Il ne s’agit même plus d’aveuglement, mais de regards volontairement fermés.Il nous reste à lutter pour un retour à l’intelligence.

  2. Sur la newsletter de Télérama, ce jour 25 sept 2018

    “Aquarius” : c’est notre histoire qu’on écrit

    Juliette Bénabent

    En 1939, neuf cent soixante-trois Juifs fuyant l’Allemagne arrivèrent jusqu’à Cuba à bord du paquebot Saint-Louis, dans l’espoir de gagner les Etats-Unis. Cuba puis Roosevelt interdirent les débarquements, et le capitaine, la mort dans l’âme et la rage au cœur, dut faire demi-tour vers l’Europe embrasée, où nombre des passagers périrent en déportation. Près de quatre-vingts ans plus tard, un autre navire erre à la recherche d’un havre pour les exilés qu’il transporte, dans un sinistre bégaiement de l’histoire. Depuis février 2016, l’Aquarius a sauvé plus de vingt-neuf mille vies en Méditerranée. Propriété d’une compagnie maritime allemande, affrété par deux ONG européennes, il fonctionne grâce à des professionnels de dix-huit nationalités différentes. Face à la paralysie des Etats, l’Aquarius est la dernière réponse européenne au « défi migratoire » (les arrivées en Italie ont chuté de 80 % depuis 2016, selon l’OIM). Le dernier témoin d’une Europe de l’asile et des droits de l’homme, le dernier visage solidaire – avec ceux de tous les citoyens anonymes engagés dans l’accueil. Depuis la fermeture des ports italiens par Matteo Salvini, chaque sauvetage donne lieu à de sordides tractations entre Etats européens. L’Espagne puis Malte (et non la France) ont sauvé in extremis l’honneur de l’Union, au prix de discussions de marchands de tapis sur la répartition de dizaines de personnes, et sans régler la question du futur pavillon de l’Aquarius – à qui Panama retire le sien sous la pression italienne. Mais pour combien de temps ? Si l’Europe a une mémoire, elle ne peut se résoudre à avoir pour seul horizon de laisser les damnés de notre planète se noyer loin de tout regard, de toute main tendue. Chacun de ces naufrages est aussi le sien.

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