Hanjo

Hanjo (1956) via Penthesilea (1810)…

Un Nô… « Le drame grec, c’est quelque chose qui arrive. Le Nô, c’est quelqu’un qui arrive ». Quelqu’un. Le Un. Lui. Mais ce Lui-là n’arrivera pas… Car l’attente est le sentiment qui domine Hanjo. L’attente y est énoncée sur tous les tons. La parole lui est toute dédiée. La bande-son, aussi. Et le jeu ? L’est-il ? Lui… dédié à l’attente ?

La mise en scène d’Hanjo, par Philippe Asselin, nous fait entrer dans ce Nô de Mishima qui tient de la psalmodie, de la liturgie, du chant, de la musique, du théâtre et de la danse. Il nous y fait entrer physiquement. Le public, assis sur un siège mobile , évolue sur la scène, mais n’entre pas dans l’espace scénique bordé par une bande blanche : une limite à l’image de cette bande de graviers blancs qui — dans la tradition du Nô — rappelle les jardins Zen. À la lumière du jour, cette bande de graviers blancs servait à réfléchir la lumière sur les masques de comédiens. Ici, elle est la limite à ne pas franchir. Elle est le lieu où se joue l’ombre apportée au texte par l’auditeur qui écoute et se tait. Silencieux, il l’est de bien plus loin encore, d’un ailleurs passant par l’inouï. Pour structurer ce qu’il croit entendre, le spectateur se déplace sur le plateau… Au Un par Un. Chaque Un va, vient, repart, ne revient pas… Le Un parti, Un autre arrive. Que déposent ces Un dans cette trace ? L’énergie du spectacle est également là, en attente, dans cette chorégraphie imprévisible de la « spectature » .

La tragédie de l’impossibilité d’une réalisation totale et entière se lit sur le visage de la comédienne — Nathalie Le Corre. Elle dit. Elle se laisse dire. Elle offre des temps d’abstinence. Quelqu’Un va venir. Elle le sait. Cet ex-il en fuite, elle l’attend, tapie dans l’ombre de la folie. De cette contrée, elle ne reviendra pas. Fascinée par l’image, elle ferme les yeux pour retenir l’objet de son désir, mais le visage qu’elle a devant les yeux n’est plus celui de Yoshio… D’où se souvient-elle ? De quoi ? De qui ? Un silence aux yeux secs tombe sur l’assistance. On n’osera pas applaudir.

Comme dans la tradition du Nô d’hier, le maquillage de Gilles Vérièpe se fera dans la « coulisse », hors-scène. Il ne dissimulera pas son visage, mais révèlera les traits de l’absent, tels qu’ils commencent à naître dans l’imaginaire de Hanako.

Dans une autre coulisse, à l’opposé, hors-scène également, un très grand miroir sera le point où convergent les images des spectateurs. Ce pourrait être l’image d’un toit qui forme un angle avec un des bords du plateau : le Hashigakari de la scène du Nô.

Une autre image du lointain s’y reflète… Une prothèse. Est-ce le corps de Mishima que la comédienne tente de se re-mémorer — de ce corps morcelé qui aura toujours manqué à s’unifier — lorsqu’elle manipule la poupée de Claude Roche ? Elle manipule cette « machine désirante », à l’instar de son propre désir qui se nourrit du manque, de l’absence, de ce que Lacan nomme La Chose… Elle démembre ce corps-sans-organes. Ce corps-symbole qui n’est plus qu’un dé-s-ensemble de membres, d’articulations, d’orifices, de bosses ou de creux, de morceaux. Pièces détachables, à l’image des mots-objets proférés, parés de toute la violence de leur éclatement, dont la vibration purement mécanique touche étrangement le mot suivant, mais s’éteint aussitôt.

Le public pressent un moment d’une rare beauté… Mishima sait user d’un pouvoir structurel, celui de transmuer la souffrance en jouissance, et le manque en plénitude… Ne serait-ce pas aussi la vocation de l’art ? Alors l’Art… Die Kunst… Dans ses premiers rapports professionnels avec la littérature, Freud ne lui demande que des illustrations et des confirmations pour ses hypothèses de clinicien. Survient un deuxième temps où il se tourne vers le processus créateur lui-même, dans l’espoir d’en saisir le secret. Face à l’œuvre, il se déclare incompétent pour définir l’essence de l’art, « forme belle au désir interdit ».

« Forme belle au désir interdit » ! Qu’avez-vous entendu ? La mère… Mais oui, c’est ça… La mère, forme belle au désir interdit.

Ornella, Avignon, le 21 juin 2009

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