Très chère puce,
Hier soir, j’étais à l’Espace Albarède de Ganges, on y présentait « Adelante ! », création du « Théâtre pour les gens » de Lunel, mis en scène par Steffan Romano. J’ai envie de t’en parler.
Ce spectacle de Béatrice et Stephane : bou-le-ver-sant ! Six ans de détresse, de solitude, de désespoir, portés, sublimés à la scène. Béatrice — déjà pétrifiée, avec encore quelque sursaut d’un érotisme qu’elle ne veut pas abandonner. Steffan, mort depuis longtemps, regardant comme un vieillard sénile ces jeunes comédiens qui s’évertuent encore à jouer, à rire, à s’aimer (ils sont six). Béa et Stef, l’un et l’autre, ne disant pratiquement pas de texte : ils sont sans voix, maintenant, d’avoir peut-être trop crié, ils sont loin l’un de l’autre dans cet espace scénique, ils ne se touchent jamais.
Les voix des autres disent en substance, par les mots (maux) des auteurs cités (Molière, Céline, Baudelaire, H. Laborit, Caussimon…), qu’ils ont compris que leur imaginaire ne faisait pas recette, mais qu’il était acquis qu’ils ne s’en écarteraient pas parce que c’était le leur, qu’ils ne flatteraient personne pour qu’on les suive, financièrement ou intellectuellement.
Voilà. Un spectacle de clown-triste-poétique-esthétique. Béatrice chante « Le clown est mort » de G. Esposito. Steffan, déguisé en Molière moribond, entonne « L’inaccessible étoile ». Là, j’ai pleuré, et je pleure encore en t’écrivant. J’ai pu leur parler un peu de tout ce que j’ai ressenti : toute leur difficulté à vivre cette profession qui est leur raison de vivre… Steffan a fait ce que tu fais dans les enterrements : il m’a consolée. Il m’a dit aussi qu’il ne fallait surtout plus s’inquiéter, puisque le spectacle était là !
Dur ! Dur ! La vie d’artiste. La vie de spectateur aussi…
Michèle Jung, le 19 juin 1991