Quand le rêveur meurt où va le songe ?

Photo : Philippe Asselin


En septembre 1899, à 44 ans, Freud achevait le dernier chapitre de Die Traumdeutung sous une tonnelle de Berchtesgaden, en Bavière. Sa “ clef des songes ” — comme il aimait l’appeler — allait troubler le sommeil de l’humanité du XX° siècle. C’est en effet dans ce livre complexe, autobiographique, que Freud offre quelques-unes de ses propres pensées les plus secrètes en pâture à la science nouvelle qu’il est en train d’inventer : la psychanalyse. À partir de là, la souveraine liberté de l’individu se voit contredite et limitée par ce diable d’inconscient — tapi dans sa forteresse — qui gouverne dans l’ombre. Depuis Copernic, la terre n’était plus au centre de l’univers. Depuis Darwin, l’homme n’était plus qu’un maillon de la grande chaîne du vivant. Avec Freud, “ jeder ist nicht mehr Herr im eigenen Hause ”.[1]

Presque 300 ans en amont, Shakespeare écrit La Tempête et dit :

“ … Nous sommes de l’étoffe
Dont les rêves sont faits, et notre petite vie
Est close d’un sommeil… ”. [2]

Un mot retient notre attention dans cette phrase prononcée par Prospéro en 1611, c’est le mot étoffe : “ L’étoffe dont les rêves sont faits ”…

Il retient d’autant plus notre attention que, par ailleurs, dans Derrida on peut lire :

“ Désormais, à partir de la Traumdeutung, la métaphore de l’écriture va s’emparer à la fois du problème de l’appareil psychique dans sa structure et de celui du texte psychique dans son étoffe ” .[3]

“ L’étoffe dont les rêves sont faits… ”, dit Shakespeare. “ L’étoffe du texte psychique… ”, dit Derrida. L’étoffe… Ce mot nous intrigue. Ce mot “ intrigue ”. Il “ intrigue ” ce d’autant que “ DER Traum ” signifie le rêve, mais que “ DAS Traum ” vient de “ trame ” en français[4]. Pour les psychanalystes, les mots disent toujours ce qu’ils ont pour fin ultime de dire… Suivons le fil.

Donc, das Traum vient du français “ trame ”. En français, la “ trame ” est ce qui tisse, qui texture, c’est aussi ce qui se déroule comme un fil : la trame de l’existence. En allemand, das Traum est un terme de tissage qui désigne la bordure du tissu, le fil qui sert à former les duites[5].

Le fil qui fait bord… La frange de l’inconscient… “ Le littoral ”…

“ Lacan dit que le littéral, ce qui a affaire à la lettre, est le littoral.
Bord du trou dans le savoir,
pour autant que la lettre vient cerner le trou dans le savoir
qu’implique l’idée d’inconscient. ”[6]

Dans l’hypothèse que j’aimerais avancer aujourd’hui, l’étoffe du texte psychique serait tramée de “ Das Unheimliche ”, de cette “ inquiétante étrangeté ”, comme on tente de le traduire en français puisqu’on est contraint à psalmodier ce qu’on croit percevoir.

“ L’étrangement inquiétant serait toujours
quelque chose dans quoi on se trouve tout désorienté ”.[7]

Désorienté… Désorienté certes, car avec qui se jouent ces scènes plurielles ? Au réveil, elles se jouent avec nous, spectateur de processus qui se cachent derrière l’image habituelle que nous avons de nous, spectateur de processus devenus étrangers par refoulement.

Refoulement… Alors, brusquement, s’éclaire la définition de Schelling selon laquelle :

“ L’étrangement inquiétant serait quelque chose
qui aurait dû rester dans l’ombre
et qui en est sorti ”[8].

Ce stratagème — oui, cette ruse de guerre de l’inconscient — laisse le rêveur dans le flou, à l’image de la poupée Olympia, poupée de bois sortie tout droit de “ L’homme au sable ” des Contes Nocturnes d’Hoffmann. L’homme au sable, celui-là même qui le jette à poignées dans les yeux des enfants qui ne veulent pas aller au lit. Les yeux, objets d’une angoisse infantile effrayante qui est d’endommager ou de perdre ses yeux : on tient à quelque chose comme à la prunelle de ses yeux. Angoisse de castration que nous pourrions traduire par “ Augenangst ” — angoisse oculaire. Auto-aveuglement d’Œdipe. Dérive…

“ Et ce dont nous parl(erons) ici n’est, à tout prendre, qu’une joyeuse farce, enfantée la nuit et qui redoute les rayons indiscrets du jour ”.

C’est une réplique du juge Adam dans La cruche cassée de Kleist. Parenthèse…

Parenthèse ? Mise entre parenthèse ? Refoulement, disions-nous. Nous disions aussi : “ Dérive ”… Inquiétante étrangeté de l’ “ éternel retour du même ” — mis entre guillemets par Freud. Le double, alors, d’assurance de survie qu’il était, devient “ das Unheimliche ” avant-coureur de la mort [9].

Nous disions “ Dérive ” ? Nous pourrions dire “ décentrement ” sur les re-bords du trou, alors que le jour aveugle et que la nuit peuplée de lumières dessille les yeux.

Ça parle et on ne l’entend pas. Ça langue et les mots qu’on y ajoute ont des relents de veille — “ Tagenresten ”. Affres du jour que le rêve contient et prolonge,

“ Ne m’éveille pas si je dors ! ”,

disait Calderon, grand dramaturge du songe.

Nous disions aussi “ désorientés ”. Dévidons le fil — de cette trame…

Puisque la langue des rêves est sans langage,

“ il nous paraît plus juste de comparer le rêve à un système d’écriture
qu’à une langue ”[10].

C’est entendu. “ Le rêve est sans langage ”… et “ il nous paraît alors plus juste de comparer le rêve à un système d’écriture ”… Interprétons alors la régression du rêve comme chemin de retour dans un paysage d’écriture. Non pas d’une écriture trans-lit-té-rée, “ écho pierreux d’une verbalité assourdie ”, mais tag[11] d’avant les mots, empreintes. Temps d’avant l’écriture où il y aurait comme du glissement et de la chute, temps où les mots n’arriveraient pas encore à pouvoir dire ce qui se perçoit.

Fragments apocalyptiques de voies lactées, météores fuyants, nous allons nous placer sur l’orbite éclatante de Freud pour approcher ce “ paradis verrouillé ”[12], ces champs d’errance qui sont déjà les nôtres. Comme un rêve, ça disparaît car il ne faut pas que certaines choses viennent au jour. À la frange — à la lisière — de l’inconscient, il y a tout ce qu’on tente de refouler et qui risque à certaines occasions de reparaître et de se manifester.

Dévidons encore un peu…

“ Les rêves suivent en général des frayages (die Bahnung) [13]anciens ”.

Des frayages anciens… Tiens… Tiens… Les rêves… ? et… “ Das Unheimliche ” se situe au cœur de l’enfance… Il est curieux (curieux ?) que Freud passe littéralement d’un trait de plume sur ses 4 premières années… Ne parler ni la langue de la nourrice, ni celle des parents pour que n’apparaisse ce qui doit rester dans l’ombre… das Unheimliche. L’ “ unheimliches Schweigen ”[14], c’est ce que Freud appelle “ die überwundenen seelischen Urzeiten ”[15].

Poursuivons…

“ L’inquiétante étrangeté vécue se constitue orsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées ” [16].

Tout se passe ici — et il arrive à Freud d’insister sur cet aspect — comme si “ Das Unheimliche ” était la manifestation soudaine de cela autour de quoi s’est construite l’histoire individuelle, il est ce qu’on s’efforce de cacher parce qu’il risque, plus d’une fois, de se confondre avec l’inavouable.

Il y a quelque part un détour possible… faire le tour du monde pour voir si, de l’autre côté, il n’y aurait pas une autre ouverture car personne n’est réductible à la langue qu’il emploie.

Alors, retourner d’abord “ in der heimatliche Ort ” — le lieu familier où l’enfant peut retrouver, comme le voulait Freud, l’état de non séparation entre lui-même et le monde[17]. Repêcher le lieu de l’origine — Pribor — plongé dans le fleuve de Léthé — ce fleuve des enfers dont l’eau faisait oublier le passé à ceux qui en buvaient.

Oublier le passé… ? Oublier les deux années passées avec Monika Zajic, la nurse tchèque qui lui chantait des comptines et lui racontait les célèbres contes de Wilhelm Hauff et pas ceux de Grimm ? Oublier qu’elle a été jetée en prison par l’oncle Emmanuel ? Oublier les origines Galice de son père et de son grand-père ? Oublier Rebecca,— la seconde femme de son père, stérile, répudiée, qui meurt d’une mort mystérieuse au moment même où la future troisième femme de Jacob Freud, Amalia, attend un enfant ? Oublier que les époux cacheront cette grossesse hors mariage par un mensonge sur la date de naissance de ce même enfant, prénommé Sigismund ? Oublier le prénom juif de son grand père accolé au sien —Schlomo — et le yiddish qui va avec en se rebaptisant Sigmund — en 1878 ?

“ Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, figurez-vous seulement (et tout sera réparé), que vous n’avez fait qu’un somme pendant que ces visions vous apparaissaient. Ce thème faible et vain, qui ne contient pas plus qu’un songe, gentils spectateurs, ne le condamnez pas ; nous ferons mieux, si vous pardonnez. Oui, si nous avons la chance imméritée d’échapper aujourd’hui au sifflet du serpent, nous ferons mieux avant longtemps. Sur ce, bonsoir, vous tous. ”[18]

Michèle Jung

25 mai 2003

Maison de Heidelberg, Montpellier


[1] “ Charbonnier n’est plus maître chez soi ”.

[2] Scène 1, acte IV.

[3] In : L’écriture et la différence, page 307.

[4] Das Traum : Fadenende. Von franz. trame, “ Einschlag in der Weberei, Faden ”, eher aber im Hinblick auf Bedeutung und Genus wie das nd. draum neben drom, dräm, drôm, “ Zettelende eines Gewebes ”. In : Deutsches Wörterbuch von Jakob und Wilhelm Gumin. DTV. Verlag von S.Hirzel, 1954.

[5] Duite : 1531, de l’a. fr. duire “ conduire ”. Longueur d’un fil de la trame, d’une lisière à l’autre, dans une pièce d’étoffe.

[6] Juranville, p. 284.

[7] Freud. “ Das Unheimliche ”, 1919, in : Imago, Bd. 5, pages 297-324.

[8] Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, cité p.246 in : L’inquiétante étrangeté et autres essais. Gallimard, Paris, 1985.

[9] Thème de Der Erlkönig (Le roi des Aulnes) que Freud ne cite jamais.

[10] In : L’esquisse d’une psychologie scientifique.

[11] Der Tag : le jour.

[12] “ Das Paradies ist verriegelt ”… “ Le paradis est verrouillé et le chérubin loin derrière nous. Il nous faut faire le voyage autour du monde pour voir, si, derrière, il n’y aurait pas un autre ouverture ”. Heinrich von Kleist. In : Über das Marionettentheater. Philosophische und ästhetische Schriften. Aufbau-Verlag, 1995. Seite 476.

[13] “ Worin die Bahnung sonst besteht, bleibt dahingestellt ” = En quoi consiste d’ailleurs le frayage, la question en reste ouverte (Esquisse, 1895). Travail de Derrida sur “ die Bahnung ” in : L’écriture et la différence, p. 297 et suivantes.

[14] L’impressionnant silence.

[15] Les temps premiers surmontés.

[16] Das Unheimliche, 1919, page 258.

[17] Il l’écrit au Burgmeister de Pribor.

[18] Epilogue du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, 1600.

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