Heimweh…

 

Stanislas Nordey

Photo : Anna David

… mal du pays.

Les amis que je croise, lors de mes expéditions aoûtiennes, me posent invariablement cette question : alors, ce Festival ? Il est temps que je (me) parle de Par les villages de Peter Handke, une longue histoire placée sous le signe de la parole, mise en scène par Stanislas Nordey, entendue en juillet de cet été dans l’irréprochable sobriété de la Cour d’Honneur.

L’histoire commence d’une manière tout à fait banale : « Mon frère m’a écrit une lettre. Il s’agit d’argent. Plus que d’argent : de la maison de nos parents morts et du bout de terre où elle se trouve ».

Une fratrie déchirée par un héritage ! Banal ? En effet. Grégor, le frère aîné, « l’intellectuel » (Laurent Sauvage), revient sur les terres de son enfance, de sa famille. Il y revient, dit Nora (Jeanne Balibar) qui l’accompagne, « sans oreille pour le choeur souterrain du mal du pays ».

Au long du spectacle, ma pensée convoque Le pays lointain de Jean-Luc Lagarce, vu récemment dans la mise en scène de Luc Sabot. Effectuant quelques recherches, je note que Lagarce ne cache pas que son texte est une relecture, une variation du texte de Handke, à tel point que cette phrase : « Ne jouez donc pas les solitaires intempestifs » donnera son nom à la maison d’édition qu’il créera en 1992.

Revenons Par les villages. Dans un décor, remarquable par sa sobriété (baraquements en tôle ondulée couleur turquoise, puis arbres en relief sur des panneaux blancs dans la seconde partie), le texte, intense, intime et universel, se déploie comme il l’aurait fait n’importe où ailleurs. Mais nous sommes dans la Cour ! Et Stanislas Nordey a choisi de ne pas « utiliser » la Cour, parce qu’il la considère comme le « le lieu de l’intime », justement. Alors, pas de théâtre. Dans cette nuit d’été, une suite de longs monologues adressés au public comme sur un forum antique, les comédiens (au nombre de dix) sont face au public, ils interagissent peu entre eux pendant ce long poème. Cela tient autant aux thèmes qui le traversent qu’aux personnages qui se mettent à nu, allant fouiller l’enfance pour y retrouver la source de leurs difficultés d’être d’adultes. Chacun prenant tour à tour la parole, car — enfin — est venu pour lui le moment de se faire entendre.

La Cour d’Honneur se prête à ce texte qui s’apparente à la tragédie grecque, et tout inspiré de la tragédie grecque qu’il soit, c’est un oratorio largement autobiographique. Par les villages, est le dernier élément d’un ensemble : Die Geschichte des Bleistifts. Cette Histoire du crayon est un carnet de Peter Handke, où il note minutieusement et par saisissements instantanés et fragmentaires ce qui se passe avant le déferlement d’une phrase aussi bien que pendant la quête de la forme d’une œuvre. Il y fait part de ses sensations et de ses réflexions qui surgissent dans son quotidien d’écrivain pendant ses lectures et son travail d’écriture. Histoire du crayon accompagne quatre œuvres qui forment un cycle : Lent Retour, La leçon de la Sainte-Victoire, Histoire d’enfant et Par les villages, trois récits et un poème dramatique.

Peter Handke nous dit qu’il faut voir le monde à travers le regard des artistes, que c’est l’unique moyen de pouvoir y vivre, d’avoir le courage d’échapper à tout, notamment à sa famille. Dans la première version, Par les villages se terminait par : « Que l’humanité est abandonnée ! » (tiens, ça me rappelle la dernière phrase de Kleist dans Penthesilea : « Ach ! Wie gebrechlich ist der Mensch, ihr Götter ! » ). Handke, lui-même déprimé par cet ultime message, a remanié la fin de son poème. Et « Nova », dont le monologue de vingt minutes clôt la pièce, intervient tel le choeur antique pour « élargir la pensée et en faire une parole plus universelle ». Elle délivre une sorte de chant d’espoir, redonne l’espérance d’une vie plus forte que la mort, elle parle d’un art et d’une culture qui sauveront l’humanité de sa solitude et de son abandon. Ce long poème final sonne comme un sursaut joyeux dans la morosité ambiante :

« Laissez s’épanouir les couleurs. Suivez ce poème dramatique. Allez éternellement à la rencontre. Passez par les villages ».

 Ornella, Avignon, juillet 2013