Comment dit-on ROSE en français ?

Lorsque, dans la foulée de  » La cantatrice chauve « , le prince de l’absurde, Ionesco, en 1950, écrit  » La leçon « , il répond à une commande de son interprète Marcel Cuvellier : n’envisager que deux ou trois personnages et des éléments scénographiques très simples — des contraintes scéniques qui feront de  » La leçon « , dans une mise en scène d’Yves Gourmelon, à l’automne 1994, une véritable leçon de dramaturgie. Le timide professeur (Michel Pruner) — bégayant au début — va se métamorphoser en terrible tort ionnaire agressif et dominateur ; la jeune et dynamique élève (Corrine Ginisti) va perdre progressivement toute son assurance pour ne plus être qu’une proie douloureuse et résignée :  » Comment dit-on rose en français ?  » La question, posée par le maître à l’élève, fait frémir les pendrillons du théâtre, tant elle est criée. Car le maître a perdu patience, et la bonne (Ghislaine Gil) fera le ménage après cette leçon théâtralement terrifiante.

Peu d’auteurs dramatiques ont été aussi vilipendés qu’Eugène I onesco à ses débuts. D’échec en échec, Ionesco est parvenu à la gloire. À la vraie gloire — non pas celle des honneurs, des palmes et des fauteuils académiques — mais celle que le public du monde entier lui confère. Pendant quarante ans, il a pris la défe nse de l’homme contre toutes les iniquités, contre toutes les agressions et, en premier lieu, contre celle, scandaleuse et révoltante de la mort, contre la dépersonnalisation des individus, contre la bêtise et la folie meurtrière qu’engendre l’ambition du pouvoir. Les Amis du Théâtre populaire de Lunel (ATP) ont été heureux d’entrer en théâtre avec ce spectacle.

Treize saisons plus tard — cette année, donc — ils vous invitent à aller découvrir leur programme en ligne : http://www.agenda-culturel.com/atp-de-lunel.html

Michèle Jung, de Lunel, le dimanche 15 octobre 2006

Onze octobre

Onze août… onze octobre…

Août, septembre, octobre… Silence.

Après une après-midi de « feuillothérapie » — thérapie par le ramassage des feuilles mortes et leur incinération — le désir de passer un moment en écriture, au risque de pointer le manque, ce vide si insupportable que des représentations viendront s’y glisser ?

L’écriture . Die Ausdruckweise ? Die Beschreibung ? Die Redensart ? Die Schreibweise ? Die Schrift ? Die Schriftstellerei ? Die schriftliche Anzeichnung ? Variations légasthéniques serties dans la brisure.

Rousseau décrit le passage à l’écriture comme la restauration — par une certaine absence et par un type d’effacement calculé — de la présence déçue de soi dans la parole. Écrire, dit-il, est le seul moyen de reprendre la parole puisque celle-ci se refuse en se donnant.

« Tout est fragment, énigme et cruel hasard ». Nietzsche, in : « Zarathoustra » (De la Rédemption). Fragments refroidis, traces brûlantes…

Nadj

Le  » Voïvode  » & le danseur…

Artiste associé du Festival In 2006 oblige, c’est pour Joseph Nadj, né en Voïvodine que j’écrirai cette Vidourlade. Pour l’homme — un  » êtrumain  » qui aime les gens, pour l’artiste — qui n’est pas seulement chorégraphe, pour le directeur du centre chorégraphique d’Orléans — qu’il est aussi.

Nous l’avions rencontré pour la première fois, en Avignon, l’an dernier, en 2005. Il présentait  » Lost Landscape « — , spectacle inspiré d’un paysage qui existe vraiment, à quelques kilomètres de Kanizsa, l’endroit où il est né, au centre de l’Europe cenrale.

Cette année, il était dans la Cour d’Honneur avec  » Asobu « , spectacle inspiré par Henri Michaux… Ce terme  » Asobu  » ouvre une  » japonaiserie  » d’un jeu le plus pur, à partir d’un jeu, premier, le jeu de l’acteur. Où tout est mis en jeu…

Les enjeux ? Jouer avec l’espace, les frontières, les cultures, les genres — le théâtre, la danse, la poésie, la musique. Rendre visible le fruit des compagnonnages, notamment des rencontres faites lors d’une série d’ateliers menés au Japon. Et voilà pourquoi il y avait — avec les artistes de la Compagnie Batik — six danseurs japonais sur le plateau de la Cour (quatre danseurs de butô et deux danseuses contemporaines) et quatre musiciens.

Un spectacle de l’intime dans ce grand espace qu’est la Cour d’Honneur. Un univers scénique singulier.

Ornella, le 30 juillet 2006

Le roi lune

Le roi lune,

 » Le roi lune  » risque bien (si la Compagnie le veut) de venir se montrer aux Pêcheurs de Lune (dits : Pescalunes) l’an prochain… Ce texte de Thierry Debroux, mis en scène par Frédéric Dussenne pour le Théâtre du Méridien (Bruxelles), était joué au Théâtre des Doms, en Avignon Off. Cet  » Off  » là, aurait bien pu basculer dans le  » In  » ! Si ! Si ! Sissi ?

Sissi — Elisabeth d’Autriche — était en effet une cousine, amie de Louis II de Bavière (dont il est question ici), surnommé  » le roi fou « . Là, il vient d’apprendre la mort de Richard Wagner dont il a été l’amant. Fou de douleur, il organise un étrange souper dans un de ses somptueux châteaux… celui de Neuschwanstein.

Julien Roy (Louis II) et Benoît Van Dorsler (le Ministre) emmènent ce spectacle loin, très loin des images d’Epinal véhiculées sur ce roi. La scénographie de Marcos Vinals Bassols nous fait pénétrer (sans réalisme, rassurez-vous) dans un de ces châteaux que le monde entier visite aujourd’hui.

Wagner est la cause de tout, dit Louis — et ce n’est pas un regret qu’il exprime.  » J’avais à peine seize ans lorsqu’à l’Opéra, son  » Lohengrin  » me fit comprendre ce que j’étais ou plutôt, me fit savoir que je ne serais jamais comme les autres (…).  » Cet être pur, perfectionniste, excentrique certes, torturé et complexe, homosexuel, suivra tout au long de sa vie une logique sans faille : le goût de la beauté… Il sera interné comme  » fou  » par ses ministres, puis, dès le lendemain, noyé dans soixante centimètres d’eau. Avec cette mort mystérieuse commence le mythe qui inspira Visconti, Verlaine, Apollinaire…

Vous n’avez pas vu ce spectacle… Quand on ne va pas au Théâtre des Doms pendant le Festival d’Avignon, on rate forcément quelque chose. Si ! Si ! Alors, lisez le… C’est publié chez Lansman.

Ornella, le 28 juillet 2006, jour de mon retour d’Avignon.

Juger Molière…

Jean-Claude, Vladi, Ich...

Avignonade…

Au cas où vous auriez fait la grasse matinée le lundi 17 mai 1993, ou que le bruit de la douche vous ait empêché d’entendre cette histoire sublime racontée par Jean Lebrun dans « Les matins » de France-Culture , je me fais le plaisir de vous la re-transcrire — pour inscrire… mon premier jour de Festival 2006.

Jean-Pierre Soissons, naguère ministre de l’agriculture, alors qu’il voulait éclairer les Français sur les accords du GATT, leur tint ce discours : « Je vais prendre un exemple simple : on ne va pas juger Molière sur « Le Cid », et sur « le Cid » seulement !… »

Jean-Pierre Soissons a raison. Il est très rare que l’on juge Molière sur « Le Cid », il arrive encore — dans certaines écoles, dans certains manuels — que l’on juge Corneille sur « Le Cid ». Mais Molière ! Qui en aurait l’idée ?

Il nous arrive pourtant — lors de nos propres jugements à l’emporte-pièce (!) — sur nos lieux professionnels entre autres, au Festival d’Avignon aussi, de juger Molière sur « Le Cid » et sur « Le Cid » seulement !

À Jean-Claude Loubière,

Michèle Jung, le 7 juillet 2006

Frankreich im WM-Finale

À Emmanuel et Cécile,

Hier soir, après nos laborieux travaux sur internet avec Cécile, j’ai décidé de regarder LE match… Je n’avais pas regardé de match de foot, je crois, depuis ceux que j’allais voir quand mon père jouait comme vétéran dans l’équipe de Vaux sous Aubigny ! Papa était goal, de son prénom : le Paul.

Bon. Eh bien ! hier soir, celui que j’ai trouvé formidable c’est Fabien Barthez (Han… ? Han… ?, dirait mon analyste !). En effet, je pense que ce n’est pas Zidane qui a fait gagner l’équipe de France, mais lui. Les joueurs portugais se passaient remarquablement bien le ballon et, si Barthez n’avait pas été aussi talentueux, ils auraient ga-gné… Cette petite réflexion ne remet pas en cause le jeu de jambes de Zizou, vous l’aurez compris ?

La finale ? Dès demain, je prends mes quartiers d’été en Avignon et, dimanche soir, je serai à la Carrière de Boulbon… Anatoli Vassiliev y donne « Mozart et Salieri. Requiem » d’Alexandre Pouchkine. J’aurai l’occasion de vous en dire quelques mots… au-delà de ce qui s’en dira, puisque je rencontrerai Anatole — comme elle dit — chez Natacha pour un thé, un apéritif, voir un repas, selon… le besoin qu’il aura de s’extraire du bruit des autres pendant ce Festival.

P.S. Emmanuel et Cécile, aviez-vous remarqué que vos deux prénoms s’enlaçaient mieux dans cet ordre, sans rupture de la chaîne parlée ? Donc, dans la mesure où aucun problème de hiérarchie n’interférait, j’ai applique ce principe poétique qu’on appelle la paronomase…

Michèle Chazeuil, le 6 juillet 2006

Adelante !

Très chère puce,

Hier soir, j’étais à l’Espace Albarède de Ganges, on y présentait « Adelante ! », création du « Théâtre pour les gens » de Lunel, mis en scène par Steffan Romano. J’ai envie de t’en parler.

Ce spectacle de Béatrice et Stephane : bou-le-ver-sant ! Six ans de détresse, de solitude, de désespoir, portés, sublimés à la scène. Béatrice — déjà pétrifiée, avec encore quelque sursaut d’un érotisme qu’elle ne veut pas abandonner. Steffan, mort depuis longtemps, regardant comme un vieillard sénile ces jeunes comédiens qui s’évertuent encore à jouer, à rire, à s’aimer (ils sont six). Béa et Stef, l’un et l’autre, ne disant pratiquement pas de texte : ils sont sans voix, maintenant, d’avoir peut-être trop crié, ils sont loin l’un de l’autre dans cet espace scénique, ils ne se touchent jamais.

Les voix des autres disent en substance, par les mots (maux) des auteurs cités (Molière, Céline, Baudelaire, H. Laborit, Caussimon…), qu’ils ont compris que leur imaginaire ne faisait pas recette, mais qu’il était acquis qu’ils ne s’en écarteraient pas parce que c’était le leur, qu’ils ne flatteraient personne pour qu’on les suive, financièrement ou intellectuellement.

Voilà. Un spectacle de clown-triste-poétique-esthétique. Béatrice chante « Le clown est mort » de G. Esposito. Steffan, déguisé en Molière moribond, entonne « L’inaccessible étoile ». Là, j’ai pleuré, et je pleure encore en t’écrivant. J’ai pu leur parler un peu de tout ce que j’ai ressenti : toute leur difficulté à vivre cette profession qui est leur raison de vivre… Steffan a fait ce que tu fais dans les enterrements : il m’a consolée. Il m’a dit aussi qu’il ne fallait surtout plus s’inquiéter, puisque le spectacle était là !

Dur ! Dur ! La vie d’artiste. La vie de spectateur aussi…

Michèle Jung, le 19 juin 1991

Roger Planchon

Cher Jean,

Tu ne m’as rien demandé et pourtant ça me démange de te dire ce que je pense de la pièce de Planchon lue lundi soir. Je suis partie très vite car je ne voulais croiser aucun regard interrogateur qui m’aurait inévitablement amenée (je me connais) à parler à chaud de la déception que j’avais éprouvée.

Planchon commence par un speach où il insiste sur le devoir qu’on (spectateur) doit se faire d’écouter, de voir les pièces contemporaines. O.K.

Mais qu’est-ce qu’une pièce contemporaine ? Qu’est-ce qu’une écriture contemporaine ? Une pièce écrite, dans notre siècle, avec un crayon à bille ou un ordinateur ? Car, qu’y a-t-il d’autre dans cette pièce qu’une nostalgie de troufion (Sadam Hussein est beaucoup plus créatif en matière de stratégie guerrière) qui tire sur tout ce qui bouge ou qui le dérange, ou qui « tire (encore !) un coup » avec la première fille qui passe. Pardonne, s’il te plait, ma vulgarité, mais c’est dans le ton de la pièce, non ? Qu’y a-t-il d’autre qu’une nostalgie de la femme, Blanche — c’est son prénom !, vierge, n’ayant d’autre conversation que ses larmoiements. Qu’y a-t-il d’autre qu’une avalanche de clichés… Qu’y a-t-il…

Mais je n’ai pas envoyé ce texte à Jean, le dossier de presse reçu était si élogieux !

Michèle Jung, le 26 novembre 1990, à propos de « Le vieil hiver », lu par Roger Planchon, au C.D.N. (Théâtre des Treize Vents)…

Heinrich Böll

« Dans la nuit ». D’après Böll. Mise en scène J.P. Chrétien-Goni. Par le Théâtre Clair . Au théâtre Arcane.

Très cher Nabil,

Je regrette beaucoup que nous n’ayons pas pu nous rencontrer (…) J’ai beaucoup, beaucoup aimé cette interprétation de Böll. Je souhaitais voir cette pièce car, cet été, j’ai suivi un cours à l’université de Bamberg, pendant un mois, sur le thème : « De Heinrich Böll à Botho Strauß ». J’ai donc beaucoup travaillé et réfléchi sur cet auteur. Pour moi, la littérature de l’Allemagne d’après guerre recommence avec lui, une littérature qui remonte des décombres et qu’on peut qualifier de « réaliste », de cette « réalité qui ressemble à une lettre qui nous a été adressée mais que nous mettons de côté sans l’ouvrir parce que nous sommes tracassés par l’idée que le contenu pourrait en être déplaisant » (H. Böll). Là, dans ce spectacle, pour rester dans la métaphore, le metteur en scène nous ouvre la lettre et tente, par le biais du théâtre, de nous aider à prendre en charge ce qu’elle contient, à nous donnant des clés ouvrant à des réalités, à fournir à notre imagination les moyens de construire l’image. C’est très réussi car ça n’a rien à voir avec les chimères, avec les fantômes.

Vraiment, je regrette de n’avoir pas pu parler de ce travail avec toi, avec eux, c’est à dire la compagnie, si tu penses que c’est important transmet leur ma sympathie…

Michèle Jung, le 20 novembre 1990

Les Barbares

Les Barbares Alexeï Maximovitch Pechkov, dit Maxime Gorki Mise en scène, Éric Lacascade Traduction, André Markowic CDN Normandie-Comédie de Caen

Je n’avais pas lu le texte… Je n’ai pas raté un mot de l’histoire, cette histoire de vies qui tournent à vide la plupart du temps. La vie… à laquelle chacun des protagonistes s’acharne à trouver une définition, sinon un sens, histoire de la rêver ou de s’en arranger. La vie… à laquelle ils cherchent vainement une issue, en désirant que quelque chose change, mais sans savoir quoi ni comment. Et, lentement, tout se détruit… La vie…

N’allez pas croire que c’est triste, on rit beaucoup à ce spectacle. « Nous ne sommes plus dans le regret du monde ancien que développent les héros tchékhoviens mais de plain-pied dans le nouveau monde, celui des barbares… dans cette Russie pré-révolutionnaire de 1905», dit le texte du programme.

Le monde des « barbares »… Le barbare… Der Unmensch…La barbarie… Le problème de fond est de déterminer si la barbarie est un fait de nature ou un fait de culture (Bildung). La question est finalement politique (cf Vocabulaire européen des ohilosophies, page 1306) : barbares sont ceux qui supportent, voire qui appellent le despotisme. Comme l’esclave dans la maison du maître, le barbare est de facto gouverné despotiquement, il a besoin d’un maître, c’est ce que nous enseigne Aristote.

Alors, dans cette pièce, qui sont les barbares ? Les habitants de cette petite ville de province oubliée de l’Empire russe, ou les deux ingénieurs qui débarquent, pour y construire un chemin de fer ?

Ne répondez pas trop vite. Allez voir cette pièce. Nous en reparlerons…

(Elle se joue dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, en Avignon, du 17 au 25 juillet prochain).

Michèle Jung 28 juin 2006